Les bidonvilles, misérables et durables (2024)

Pour le sociologue du monde développé, examiner le phénomène du bidonville, c'est un peu comme étudier la peste pour un médecin contemporain. C'est accepter de se colleter avec la résurgence dérangeante d'un passé que l'on croyait révolu, plonger dans la réalité du retour, jusqu'aux abords mêmes de la ville la plus avancée, d'habitats sans toit, de campements miséreux et insalubres. Si personne, dans la France de 2017, ne voit avec plaisir les périphéries urbaines se couvrir de près de 600 bidonvilles, ce n'est pas seulement par humanité ou par rejet de l'étranger. C'est aussi parce que cet habitat précaire bouscule l'idée du progrès dans nos sociétés civilisées, et celle que nous nous faisions d'une frontière entre la ville du Nord et la ville du Sud.

En ce début du XXIe siècle, les repères se brouillent. On estime à près d'un milliard le nombre d'hommes, de femmes et d'enfants vivant sur cette planète dans un bidonville. Un huitième de l'humanité... Mais ici même, en France ? Environ 16.000 personnes. Et l'on découvre que ce phénomène, loin d'être transitoire, comme on voudrait croire, lié aux migrations, s'installe dans la durée. Qu'est-ce qu'un bidonville ? Quelles ressemblances y a-t-il entre la « jungle de Calais », en France, et Bombay, en Inde ? Et si, surtout, « au lieu de renvoyer à un passé effrayant, les bidonvilles figuraient un avenir possible » ? Telles sont les questions iconoclastes et pertinentes que pose dans « Un monde de bidonvilles » le sociologue Julien Damon, spécialiste des politiques urbaines et professeur associé à Sciences Po (ainsi que chroniqueur régulier dans ces pages).

« Evidemment, s'empresse de préciser l'auteur, il ne s'agit pas de réfuter l'irréfutable : les bidonvilles concentrent problèmes, souffrances, illégalismes et violences de toutes sortes. » Pas question d'être pris en défaut de naïveté pour ce chercheur qui a consacré beaucoup de son temps, ces dernières années, à arpenter ces lambeaux de ville : « Repaires des narcotrafiquants au Brésil, concentrés de ségrégation en Afrique du Sud, peuplés parfois de plusieurs centaines de milliers d'habitants en Inde ou en Afrique (Kibera, au sud de Nairobi), les bidonvilles incarnent le côté obscur de l'urbanisation. » Ils dessinent des villes invivables aux portes des villes vivables. Mais, surtout, ils exportent dans le monde développé une inversion du processus d'urbanisation.

Précaires mais numériques

Dans le Nord, riche, souligne Julien Damon, on aménage, on construit puis on habite. Dans le Sud, pauvre, c'est le contraire : on habite, on construit, enfin on aménage. Dans la France de 2017, qui se croyait à la pointe du développement urbain, les bidonvilles ne viennent pas seulement rompre la dynamique historique de l'urbanisation, « ils douchent l'optimisme urbain », écrit joliment Julien Damon. « On les voit comme des îlots de misère et d'insalubrité. Et ils le sont, poursuit-il. Mais les bidonvilles sont aussi bien autre chose : des lieux où s'inventent des manières de faire économes en ressources et en énergie. Le fantastique de ces quartiers, c'est qu'ils sont constamment améliorés par leurs habitants. [...] Ce sont aussi des laboratoires de la ville durable. » C'est tout le paradoxe de la pauvreté urbaine que développe l'auteur, au risque de heurter son lecteur. Le bidonville est une expérience durable de densification de l'habitat, de mixité fonctionnelle (un commerce de jour fait office d'habitat la nuit), de recyclage (tout objet devient marchandise), d'innovation par la force des choses, voire... d'écologie, en raison de leur faible empreinte carbone.

Autre dimension que ces espaces précaires partagent avec la ville durable : le numérique. « La connexion aux téléphones portables y est incommensurablement plus assurée que la connexion à l'eau potable. [...] Les habitants des bidonvilles, dans le Sud comme en France, sont les premiers 'Phono sapiens'. Ils se connectent, collaborent, et circulent grâce à leur téléphone, sachant que la recharge de ces instruments essentiels à leur vie quotidienne relève maintenant de l'offre basique de service. »

Pour résumer son propos, Julien Damon use d'une pirouette efficace : le bidonville n'est pas une ville bidon. Est-ce pour autant une ville en devenir ? Le bidonville est-il un « sas » vers la vraie ville ou une « nasse », un piège à pauvreté ? C'est toute la question qui oppose, aujourd'hui, les spécialistes du sujet. Pour Thibaut Besozzi, cité par « Le Monde » du vendredi 20 octobre, « dans les années 1960, le bidonville est un espace de transition, aujourd'hui c'est un lieu de désintégration ». « Théoriquement, les bidonvilles sont des espaces de mobilité, observe Julien Damon. Des ménages y entrent, d'autres en sortent. »

Alors, sas ou nasse ? Passage ou trappe ? « Tout dépend des sites et des politiques menées », répond-il, laissant son lecteur sur sa faim. Là est la limite de l'exercice, qui manque d'illustrations rapportées de ces plongées en villes troubles. Le bidonville, nid d'innovations ? On a soif d'exemples. Faute d'être appuyée par des réalités, la théorie échoue parfois à apporter les bonnes réponses.

Les bidonvilles, misérables et durables (2024)

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